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Ironie de l'habitude

Un soir de brumeux crépuscule, où la terrible exécution aurait lieu. Trois femmes et un enfant qui n'avaient pu échapper au sort. Qui aurait pu croire qu'après tant de passages sans histoire ils se seraient faits prendre aussi facilement ? Voici comment le destin se joua d'eux, en une fraction de seconde.

Leurs visages avenants et naturellement innocents les avaient prédisposés à ce rôle. Ils passaient de la drogue parce qu'on le leur avait demandé. Pour eux, c'était un moyen rapide de faire beaucoup d'argent. Les amis des amis là-bas, c'est comme une famille, et on ne peut rien refuser à la famille. Leurs maris étaient les instigateurs de l'affaire, entrevoyant pour eux-mêmes un bénéfice conséquent dans cette filière très lucrative. C'est Pedro qui avaient eu l'idée d'utiliser son fils, dont le courage faisait sa fierté, pour, disait-il, "duper ces espingos de douaniers yankees". Il leur semblerait ainsi voir un groupe de femmes sans histoire accompagné de sa progéniture faible et secourable. Pedro comptait beaucoup sur la pitié et l'attendrissement que devait engendrer la présence de son fils.

Pour parfaire les apparences, il fallait donner un but aux jeunes femmes de passer la frontière une à deux fois par semaine. Il paraîtrait tout naturel d'invoquer le commerce issu de la culture paysanne et du folklore dont les touristes étaient si friands. Et puis, quoiqu'on en dise, mieux vaut se faire payer en devise forte plutôt qu'en monnaie de singe en allant vendre chez les yankees plutôt que ce côté-ci de la frontière.

Ainsi affublés de cages à poulets, de sombreros et de paniers remplis de légumes et de fruits, suivis d'une carriole pleine de spécialités touristiques et de grigris très couleur locale, Maria, Anna, Perdita et son petit Pepito passaient le poste de garde sous l'oeil immanquablement soupçonneux du factionnaire. Ils savaient que les premières fouilles seraient les plus difficiles à passer : vigilance accrue des douaniers, la peur de faire voir qu'on cache quelque chose, les rôles pas encore bien rôdés. Mais habillés du plus strict nécessaire pour détourner les soupçons et les fouilles de l'incroyable fatras qui les accompagnait, ils passèrent sans encombre cette étape critique. Puis jour après jour, endormant un peu plus la méfiance des douaniers à chaque passage de la frontière, leur manège se fit tolérance, puis habitude. De temps à autre au début il y avait bien eu une sorte de fouille surprise, mais cela s'était bien vite arrêté, car ils ne trouvaient rien.

Rien.

Les semaines, puis les mois passant, le petit cortège était devenu une présence familière du poste, la méfiance totalement envolée d'un côté, l'insouciance et l'effronterie d'une orgueilleuse victoire de l'autre. Le dialogue même, parfois, se nouait. Oh, pas grand-chose, les amabilités d'usage, des sourires polis, des compliments sur la beauté des femmes, sur leur coiffure, toujours impeccable et magnifique, ou sur la sagesse du petit; puis au retour le soir, sur le fruit de leur commerce sur les marchés. Elles répondaient avec un sourire triomphal qu'il marchait à merveille. Mais elles ne parlaient pas du même marché.

Et la drogue passait.

Perdita avait la fraîcheur de ses jeunes jours et son rire cristallin coulait tel une pluie prodigieuse sur son aride patrie. Elle colorait chaque note des vies qu'elle croisait. Pourtant, sa gentillesse n'attirait pas tant les regards que la sombre beauté d'Anna. Un tempérament de feu semblait attiser ses yeux, dardés sur vous comme de perçantes banderillas. C'est sur elle que la peau de bronze et les cheveux de jais qu'elles possédaient toutes faisaient le plus ressortir la force de leurs ancêtres. Et Maria, Maria. La finesse de ses traits lui donnait une noblesse naturelle, malgré les pauvres vêtements que sa condition lui obligeait à porter. Imaginez des princesses andalouses, et vous verrez à quoi Maria aurait ressemblé, si de broderies lourdes et compliquées sur des épaisseurs d'étoffes précieuses elle eut été parée. De ces princesses, Maria eut été la reine, car c'est d'elle qu'émanait le plus effrontément ce sentiment mêlé de majesté, de fierté et d'honneur propre à son sang.

Le soleil de ce matin-là était encore plus encore plus accablant que les autres et le petit groupe manifesta le besoin de se reposer à la halte délicieusement ombragée du poste de garde. Pepito, les jambes lourdes de cette marche trop longue pour son âge, s'était écroulé dans un coin à l'écart. Les trois femmes avaient vite trouvé de la compagnie et assumaient comme à leur habitude la cour condescendante des flics américains. Elles jouaient à la perfection le détachement des femmes qui feignent d'ignorer le charme qu'elles produisent. Peut-être même n'avaient-elles plus besoin de feindre quoique ce soit. L'habitude de longs mois leur avait donné l'insouciance et l'assurance dans leur jeu. Elles en oublièrent dans un rire, dans un vague et bref attachement à leurs courtisans la rudesse de leurs mains et la pauvreté de leurs maisons, de leurs tenues. Les yeux pleins des étoiles de la bannière. Lorsque, adossées toutes trois au mur en crépi, les cheveux de Maria se prirent à s'accrocher au rugueux revêtement, elles ne virent aucune offense à voir s'empresser l'un des douaniers pour la délivrer du piège qui lui avait fait pousser un léger cri. Son sourire revint vite sur son visage et elle n'eut pas le temps de se rendre compte que pour la soulager de son emprise, il avait dû enlever deux des épingles qui maintenaient son épaisse chevelure en un chignon magnifique.

Les cheveux se délièrent, se défirent, et tombèrent trois petits sachets de drogue pure et blanche, comme une injure à l'ébène de ses cheveux.

La surprise vite dépassée, les menottes serrées aux poignets, les autres chevelures tombèrent, et avec elles le reste de la drogue.

Elles furent exécutées, elles et le petit Pepito pour possession de stupéfiants et tentative de fuite, sans procès et sans façon dans la cour d'une prison sans juridiction.

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