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La cheville fine d’une femme dont on pourrait être amoureux



J’aimais la finesse de sa cheville, sa manière de se détacher du sol. Elle n’aimait pas le sol et s’en éloignait tant qu’elle pouvait en portant des talons hauts. Quand on marchait à deux dans la rue, je n’étais pas à côté d’elle, j’étais derrière elle. Je regardais sa cheville onduler pas après pas, soulever le talon et voler, voler, puis rouler pour reprendre son envol. Elle s’en fichait pas mal de la terre. Pour elle, ça ne servait qu’à rebondir.


Elle me supportait parce que justement je n’étais pas à ses côtés, ni devant, mais derrière elle. Je ne gênais pas son champ de vision, je ne pesais pas en m’accrochant à son bras et à sa main, elle pouvait tourner la tête et profiter de la vie pour ce qu’elle était : un moment parfait répété le plus longtemps possible.


Elle ne portait pas les talons pour me faire plaisir, il se trouve que j’étais tombé amoureux de ses chevilles simplement parce qu’elle les montre à tout le monde. Je me disais d’ailleurs que je ne devais pas être le seul à être tombé amoureux. Mais la raison pour laquelle elle m’avait laissé entrer dans sa vie restait un mystère. Je ne voulais surtout pas éventer ce mystère. Un, j’adore les mystères, et deux, j’avais peur d’avoir mal en apprenant ses raisons, j’avais peur de devoir la quitter et de ne pas avoir le courage de le faire.


Non, elle portait des talons pour se faire plaisir, point. S’il se trouvait que ça fasse plaisir à d’autres, et bien tant mieux pour eux. Et quand certains lui disaient combien ses chevilles étaient belles à regarder, elle souriait pour accueillir ce prolongement de moment parfait.


Ça fait bien deux cent mètres qu’on marche depuis que je vous parle d’elle, il faudrait que je vous dise où on va, où on est, qui on est, tout ça. Mais pour l’instant, je préfère l’instant justement. L’instant où ce texte a commencé, sur une cheville en suspens, au moment précis où elle va se détacher du sol, au moment où elle travaille avant de se laisser porter en plein vol. J’ai envie de vous y faire pénétrer, pour tenter de vous le faire vivre cet instant, que vous le ressentiez, en profondeur et dans toutes ses dimensions, tel qu’il est, un représentant de toute l’éternité. Alors plongeons.


Quoi de plus adéquat que d’entrer dans l’instant par une cheville, cette articulation qui nous fait balancer entre le sol et le ciel, qui nous meut d’avant en arrière, qui nous dirige en équilibre instable et dynamique ? La cheville est la vie et le chemin. En fait, c’est la même chose.


La cheville est une articulation et pourtant j’ai la sensation que c’est un muscle. Le roulé probablement, sous la peau si fine à cet endroit qui me fait penser aux muscles sous le pelage d’un grand fauve en pleine course. En tous cas, la cheville est une force. Que celle que j’aime soit fine est un paradoxe des plus délicieux. Une force fine, une fausse fragilité, une fermeté élégante. Rien de grossier, d’amer ou de brutal.


Dans cet instant, la cheville agit. Le poids du corps s’est déjà porté en avant et le talon est prêt à se décoller, mais c’est la cheville qui décide, il ne peut qu’attendre. Le talon ne choisit pas non plus la direction, c’est la cheville qui dirige. Elle fait ce que le corps doit faire chaque jour, avancer. Non pas avancer, plus exactement choisir d’avancer et faire qu’avancer devienne le geste le plus juste, le plus parfait. La perfection au sens de l’équilibre, du rapport juste entre le mouvement, le poids du corps, sa musculature, la forme de l’escarpin, la texture du chemin, quoi d’autre encore, et l’intention.

L'intention, nous y voilà. Car la cheville fait également ce que l'âme a à dire. Quel est le souffle qui anime cette cheville à cet instant ? La joie, la légèreté ? L'empressement, la mélancolie, la volonté ? Son inclinaison par rapport au sol, l'angle qu'elle fait avec la jambe, le degré de tension lisible sous la peau sont autant d'indices à son inclination. Il faut observer. S'arrêter dans l'instant et observer. L'observation enivrante du beau, ces lignes qui disent tout, un don de nature et non de sculpture ni d’artiste, un beau vivant, un tout de chair et de souffle, de flèche et d’envie.

Je dois vous dire aussi ce que l’instant ne dit pas : que pour voir la cheville, il faut qu’elle soit nue. Cela implique toutes sortes de vêtements qui libèrent la cheville et l’imagination. À vous de désigner ce qu’il vous plaira de ne pas voir au dessus de la divine articulation : robe, jupe, pantalon court, short peut-être, les degrés de dénudement et d’amplitude de ce qui découvre et paravente à la fois notre instant sont un abysse dont vous seuls choisirez la profondeur.


Et c’est par là que je veux en finir, de ce texte pas de l’instant, l’instant lui durera autant que vous le désirerez. J’ai décrit l’objet de notre observation, j’ai choisi de vous dire ma passion amoureuse. J’ai entrouvert la possibilité pour vous d’habiller cet objet des vêtements qu’il vous plairait. Je me dois d’ajouter : et la chaussure ? N’a-t-elle pas une importance capitale ? Et la chaleur de la peau, l’échauffement de la cheville : en quelle saison sommes-nous et quel temps fait-il ? Je suis certain que vous verriez tout autre chose que moi dans cette brève introduction à l’éternité. La somme de nos regards, de nos sensations, de nos souvenirs et de nos projections face, autour, devant, à côté de cette fine cheville n’a pas de fin. C’est de la manière dont nous nous relierons à elle, et de la manière dont nous nous relierons ensemble par rapport à elle que nous tisserons cet instant tel qu’il est, un représentant de toute l’éternité. Alors tissons.


Je suis resté derrière elle des milliers de kilomètres, fasciné par ses chevilles, amoureux de ce qu’elles me disaient d’elle, attentif à chacun de ses mouvements, anticipant ses humeurs pour éviter je ne sais quoi, ses rêveries, à la ramener au sol lorsqu’elle s’envolait trop. Lorsque ça arrivait, je lui achetais des ballerines dont elle avait horreur. Elle les mettait quelques jours, histoire de remettre les choses à plat, puis elle repartait inlassablement dans le placard de son dressing enfiler une paire de talons, lesquels ça dépendait des saisons. Et elle remontait sur ses grands chevaux, elle re-bouffait les trottoirs au galop, les couloirs de bureau, les allées des restaus, elle ravalait tout sur son passage, les hommes non pas à ses pieds mais à ses chevilles. Et moi derrière qui souriait quand ils comprenaient que j’étais avec elle, instant après instant. J’étais fier et en joie.


Le bonheur, c’est éphémère, mais la joie d’un instant, ça dure l’éternité.

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