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La fille sur le quai

Elle portait une robe de plain-pied, ce style de robe ample aux épaules nues qui traînent par terre et qui empêchent les femmes de monter les escaliers. Elle était sur le quai comme si elle était le quai. Elle en avait la couleur, celle de ses cheveux qui avaient délavé le ciment jusqu’au blond, nuancé de chataîgner.


Elle n’attendait pas, elle regardait au loin. Les fils de ses cheveux s’emmêlaient dans leur propre mouvement, moins mus par le vent que par la vie quotidienne qui l’embarrassait. Elle savait au fond qu’elle valait autre chose. Ce n’était pas que son job l’ennuyait, elle s’y plaisait, elle y avait des relations. Sur ce quai où personne ne venait, elle humait la puissance évocatrice d’un ailleurs.


Elle travailait juste à côté, elle prenait la voiture pour s’y rendre et rentrer juste après à la maison. Son appartement loft propre et bien rangé avait une grande baie vitrée. Les couleurs du plancher étaient celles d’un bois clair, bouleau ou chêne blond, l’essentiel des meubles, la cuisine, le lit qui faisait sofa, l’armoire de l’entrée, était blanc. Elle aimait les choses lisses, ça la reposait.


Elle voyait sa mère la semaine quand elle passait la tête par la porte et lui faisait signe au revoir par dessus le comptoir. Elle ne voyait plus son père depuis longtemps, il habitait trop loin. Il lui manquait parfois mais pas au point de lui écrire ou de téléphoner. Sa soeur avait déjà deux enfants, elle disait que c’était trop. Elle, elle n’avait pas d’idée sur les enfants. Il n’y avait pas d’homme pour l’instant, elle en cherchait un qui resterait parce qu’elle avait souffert de la légèreté de ses parents. Elle leur en voulait encore un peu.


Elle venait se fixer sur ce quai au hasard, elle n’avait pas de jour particulier. Parfois, il pleuvait, alors elle était trempée. Elle ne pouvait pas faire autrement que d’y aller, une fois que ça lui prenait. Ce n’était pas un problème d’argent si elle ne partait pas, autre chose la retenait. Elle ne voulait pas voyager, elle voulait être ce quai. La condition de quai la contentait : pas de question à se poser, servir, donner du voyage à vivre aux passagers, être là, solide et fiable. Servir elle adorait, c’était son métier. Des questions, elle préférait y répondre que d’en poser. Quand à être fiable et solide, c’était un rêve.


Un rêve inaccesible quand on est une fille aux cheveux longs, tellement belle qu’on vous espère fragile. Qui aurait donc imaginé qu’un si joli sourire eut pu cacher une fêlure ? Un quai pouvait être solide et fêlé, on ne lui reprocherait pas. Un quai, c’était pour elle la fixité offerte au voyageur. Alors quand elle venait, elle se plantait là, d’une humeur de béton, d’une âme de béton, et elle oubliait tout. Le regard lié à l’horizon, elle n’avait plus aucune pensée. Le quai montait en elle et l’animait de sa présence. Il faisait tournoyer ses cheveux blonds nuancés de chataîgner, couleur de quai.

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