Jeux

C’est l’histoire d’un homme, énigmatique, qui ne dit pas tout, ou plus précisément qui dit des choses pour ne pas avoir à en dire d’autres. Pour faire diversion. Il a une femme qui se nomme Marie, et une maîtresse que nous appellerons M. Elles ont une tentative de suicide en commun. Lui et M se croisent sur un quiproquo : elle, une vie de dilettante en mal d’occupation, lui une vie d’amoureux du jeu. Il travaille, elle pas. Actuaire, il calcule. Brute et terrienne, simple et directe comme bonjour, elle s’extasie sur son balcon de la vue étriquée. Comment ont-ils pu se rencontrer, et s’aimer ?

Régulièrement, à dates fixes, celles des concours du jeu qui les réunit, ils se retrouvent lui venu de Paris, elle de province pour partager la même chambre d’hôtel. Leur jeu, c’est le scrabble. Un jeu bien plus mathématique que littéraire contrairement à ce que l’on pourrait croire. C’est peut-être ce qui nous permettra de les comprendre.

Par où commencer ? Les Buttes Chaumont. C’est là qu’il habite. Un quartier pas comme les autres, ancré dans l’imaginaire d’une autre époque, qui transpire encore et attire les artistes de l’audiovisuel. Les plateaux de la Société Française de Production, l’ex-ORTF, ont déménagé depuis longtemps sur les extérieurs de Paris mais notre homme – nous l’appellerons W pour respecter son anonymat – jogge avec Clovis Cornillac dans le parc, fréquente le petit-fils de Michel Audiard et Jacques, son réalisateur de fils, habite le quartier avec Marion Vernoux.

W aime le cinéma italien des années 70. Quand on peut décrire son amour de façon aussi précise, c’est qu’on maitrise son sujet : il aura fallu connaître bien d’autres cinémas, avaler bien d’autres films pour décréter que celui qui vous convient est le cinéma italien des années 70.

Dans lequel de ces films a-t-il pris l’idée d’envoyer deux bouquets de roses à sa femme lorsqu’il se transporte loin d’elle et près de son amante, à Cannes, pour un tournoi de scrabble qui se tient chaque année à la Saint Valentin ? A Cannes, W est avec M, pas avec sa femme. Il n’est peut-être pas nécessaire de rechercher le romanesque de cette situation dans un film en particulier, c’est presque l’essence de l’histoire amoureuse cinématographique tout entière qui l’habite.

W est un homme délicieux. Il a deux enfants de la femme qu’il a épousée. Il avait eu besoin de quatre ans pour se décider. Ses façons de vous laisser passer aux portes, ce ton retenu et maîtrisé sont tout autant la marque du tact et du respect qu’il vous porte que les réminiscences courtoises du passé. Cette courtoisie du verbe autant que de l’acte, construite et calculée moins pour le plaisir de ses rencontres que pour le sien, ne fait qu’exprimer d’une autre manière ce que cet amateur, ce connaisseur a choisi pour énergie vitale : le jeu.

Le jeu enfantin d’abord, qui refuse les conséquences, puis le jeu d’adultes, celui qui vous met dans le rouge à la banque, le jeu d’argent dématérialisé dans les jetons des machines à sous, des tables de roulette et de blackjack. Ce n’est pas le gain qui intéresse W, c’est le romanesque. C’est de pouvoir rentrer dans la chambre d’hôtel et de jeter les billets en pluie sur le lit, comme au cinéma. C’est de devoir emprunter sous le sceau du secret à sa maîtresse l’argent de ses nuits solitaires – car M ne joue qu’au scrabble. Lui se couche tard, elle tôt, ils se croisent autour des tables de scrabble, oiseaux diurne et nocturne que la nature n’aurait pas fait se rencontrer.

D’ailleurs, peu importe qu’ils aient fait l’amour ensemble un jour ou pas, les lois physiques de la banale attraction ne sont que de nature. Leur relation à eux est d’un autre genre, elle est de fiction, au sens où elle est hors du réel, comme la grande évasion, la grande bouffée d’air qu’ils inspirent avant de replonger dans les cages du réel, cette prison qui les étouffe, et les relie.